Elodie LOISEL

2018

Vendredi 9 février

01h03 – Québec – Canada

1 heure avant la disparition d’Agathe Cyr

MARC COMBES

 

1

 

Les néons du commissariat grésillaient. Découragé, Henri se massait les tempes et répétait pour la quarantième fois sa version des faits. L’inspecteur Combes ne le croyait manifestement pas.

Le policier face à lui, les yeux rivés sur l’horloge, se demandait franchement qui était cet énergumène ; l’accent typiquement français du médium lui donnait mal à la tête. Évidemment, il connaissait la réputation d’Henri Heller, mais sincèrement, il n’accordait aucun crédit à toutes ces sornettes, ces histoires de retour d’âmes, de voyance, du pur charlatanisme, voilà tout. Il n’y avait rien après la mort et tous ceux qui pensaient le contraire étaient des maudits niaiseux. Le récit rocambolesque de ce menteur n’était pas une raison suffisante pour venir le crisser quelques heures avant la fin de sa nuit de boulot. Il déclara d’un ton monocorde :

— Si je vous comprends bien, l’homme qui a déclenché l’incendie dans la salle du palais Montcalm a aussi tué une jeune fille du prénom d’Agathe.

Henri se redressa sur sa chaise inconfortable. Il montait et redescendait la fermeture éclair de son blouson Canada Goose avec nervosité.

— Voici le registre du Palais Montcalm, Marc examinait le plan de la conférence ainsi que la liste des noms correspondants. Selon la place où il était assis, l’inconnu se nomme Lewis Morin. Est-ce que ce nom vous parle ?

— Non, j’ignore de qui il s’agit, mais je vous le répète, cet individu est un assassin. Je l’ai vu, je ne sais pas s’il est déjà passé à l’acte, si ce n’est pas le cas, un drame va se produire.

— Et, vous l’avez vu en rêve, c’est bien ça.

— Ce n’était pas en rêve, s’énerva Henri, ça fait dix fois que je vous le dis, je l’ai vu, il hésita une seconde, puis baissa d’un ton, je l’ai vu dans ma tête.

— Oui, et bien… ça revient au même, s’impatienta à son tour le policier.

— J’ai l’habitude de collaborer avec les enquêteurs, de par mon métier. Contactez, Anthony Devez, mon agent, il vous le confirmera. Je suis médium, un médium mondialement connu. Vous devez absolument me prendre au sérieux.

L’inspecteur observa Henri du coin de l’œil, il vérifia l’horloge murale qui indiquait 1 heure du matin. Les minutes passaient comme des heures, il avait l’impression que l’aiguille n’avait pas bougé de toute la soirée. Pourquoi avait-il voulu enregistrer le témoignage de cet original déjà ?

Son service se terminait dans six heures, la nuit promettait d’être très longue. Il avala une énième gorgée de ce mauvais café en grimaçant et fixa le médium de ses pupilles brunes. D’épais sourcils broussailleux surmontaient ses yeux en forme d’amande. Il relisait sans entrain la déposition tapée à l’ordinateur.

— Bon, je récapitule, vous, monsieur Heller, vous étiez en plein spectacle.

— Ce n’est pas un spectacle, inspecteur, je suis médium, mais je ne suis pas un charlatan. J’ai l’impression que vous ne me croyez pas. Pourquoi dois-je vous répéter sans cesse ma version des faits alors que je vous l’assure, c’est cet homme qui devrait être interrogé.

Marc Combes le fixa un instant, il respira profondément pour ne pas perdre son sang-froid. Il but la dernière goutte de son café puis empila la tasse en plastique sur la haute pile de gobelets vides qui trainait sur son bureau en désordre.

— D’après mes recherches, il y a quand même un fait qui vous a été reproché en France, dois-je revenir sur l’affaire très médiatisée des disparues de Valignat en 2010. Si vous croyez que je n’en ai pas entendu parler, monsieur Heller, vous vous trompez. Alors, permettez-moi de douter de vos compétences. De plus, votre alcoolisme notoire à la suite de cette histoire a terni votre réputation. Ici, nous ne sommes pas en France, les gars comme vous, je les enferme moi.

L’officier Combes se redressa sur son assise, sa carrure imposante dominait Henri. Ses larges épaules carrées et sa chevelure brune hirsute renforçaient son aspect d’ours grognon. La physionomie svelte du médium et celle du policier étaient en totale opposition.

Henri s’attarda un instant sur le sol sale en linoléum du commissariat, une migraine affreuse l’assaillit avec une telle force qu’il faillit perdre l’équilibre et tomber de sa chaise tant sa tête tournait.

— Je ne bois plus, murmura-t-il. Je n’ai pas bu une goutte d’alcool depuis deux ans.

En voyant son interlocuteur défaillir ainsi, le policier tenta de calmer le jeu, son ton de voix se radoucit.

— Bon, vous étiez en séance de spiritisme, est-ce exact ?

— Oui, répondit Henri du tac au tac. Il ne voulait pas perdre une minute, si Agathe était encore vivante, ils devaient la retrouver.

L’enquêteur lut à nouveau les notes enregistrées sur son ordinateur, il caressa sa barbe de quelques jours, preuve évidente d’une contrariété contenue.

— OK… voyons, soudain, monsieur Morin est monté sur scène. Puis le feu s’est déclaré dans la salle.

— Non, s’insurgea Henri qui ne tenait pas en place, il se levait et se rasseyait. D’abord, il y a eu cette photo, celle d’une jeune fille. Je sais qu’elle se prénomme Agathe, elle doit avoir environ 14 ans, ses cheveux sont noirs, assez longs, je dirai au milieu du dos. Les yeux très bleus.

— Et comment connaissez-vous son prénom ? Devant le mutisme de Henri, l’inspecteur Combes ajouta : ah oui, c’est vrai, dans votre tête.

Le médium souffla d’impatience, il tentait de maitriser le tremblement de ses mains.

— Elle doit être morte ou en danger de mort. J’ai fortement ressenti une présence démoniaque. Ensuite, du sang a jailli de la photo et un feu s’est déclaré.

— Du sang qui sort d’une image, ça vous paraît normal à vous, se moqua méchamment l’enquêteur. C’est un mauvais tour de charlatan monsieur Heller.

Henri resta muet. Il jeta un œil vers Lisa qui l’attendait sur l’un des bancs en fer du commissariat. Elle regardait l’horloge murale avec une certaine anxiété.

— Les spectateurs que nous avons interrogés nous ont dit que vous étiez au bord de l’hystérie, vous vous comportiez comme un vrai malade.

Henri hésita, il ne se rappelait plus exactement ce qui s’était produit ensuite, mais son caractère corrosif l’avait souvent poussé au pire. Cette confrontation entre lui et l’inspecteur ne menait à rien. Il regretta aussitôt d’avoir contacté la police.

— Je ne sais pas quoi ajouter, vous ne me croyez pas. Pourtant, j’en suis certain, ce Morin est un danger. Vous devez le retrouver coûte que coûte.

L’officier devait garder l’esprit clair pour analyser cette situation inhabituelle avec le plus de discernement possible.

— Écoutez, je vais aller me servir un autre café et vous accordez du temps pour votre réflexion, mais si vous persistez dans cette voie monsieur Heller, vous ne me laisserez pas le choix, je devrais vous arrêter.

L’inspecteur se redressa en craquant les muscles de son cou, la chaise en tissu se releva aussitôt avec un léger clic sonore. Il se dirigea vers la machine à café tandis que Gus Hagart, son adjoint, le rejoignait. Son air fatigué et sa mine renfrognée firent sourire son collègue quand il lui tendit un sachet de sucre.

— Y manque ton fric pour le pari de demain soir, Travis et moi on mise sur les Canadiens, mais pas Pitouille, tu le connais, c’est un emmerdeur avec ses Giants.

— Je m’en câlisse de vos paris niaiseux. Cette saison, les Canadiens ne valent rien. Depuis que Bryon s’est blessé au bras, c’est une équipe de marde.

Gus remonta discrètement son pantalon, son entrejambe le grattait. Il fit mine de ramasser un papier au sol alors que Marc Combes attrapait du bout des doigts son gobelet chaud.

— Comme tu veux, puis il désigna Henri. Qui c’est ce gars ?

— Un niaiseux.

L’inspecteur termina d’une traite son café en se brulant la langue, il écrasa son verre en carton et le jeta à la poubelle qui se trouvait à plusieurs mètres, il réussit son shot du premier coup.

— La nuit va être longue, soupira-t-il à Hagart avant de rejoindre Henri toujours à se morfondre sur sa chaise face au bureau vide.

— Alors vous continuez dans cette voie monsieur Heller ? Vous affirmez que monsieur Lewis Morin a kidnappé une jeune fille ?

— Oui, je ne changerai pas d’avis sur le sujet, je suis persuadé que…

L’inspecteur Combes écarta son fauteuil de travail et se rassit, il s’affaissa de tout son poids. Il appela Hagart d’un signe de la main. Ce dernier s’approcha :

— Vous allez suivre mon collègue, une petite nuit en cellule, ça ne va pas vous faire de mal.

Le français n’en crut pas ses oreilles, c’est lui qui allait passer les prochaines heures en prison.

— Et je peux savoir sous quel prétexte ?

— Abus de faiblesse. Ce sensationnel que vous vendez -là à ces pauvres gens dans le deuil qui vous font confiance monsieur Heller. Chez nous au Québec c’est puni par la loi. Une nuit en cellule et ensuite je ne veux plus jamais entendre parler de vous.

Impuissant, Henri suivit son geôlier sans faire de vagues, il s’arrêta devant Lisa qui lui adressa un léger sourire :

— C’est bon, on peut y aller, lança-t-elle, la fatigue se faisait ressentir dans sa voix.

— Je vais devoir rester ici ;

— Quoi ! s’énerva-t-elle, c’est une blague !

— Je ne crois pas, rétorqua le policier impatient.

— Le mieux c’est que tu rentres à l’hôtel, je t’appelle dès qu’ils me relâchent.

— Non, mais, inspecteur, je vous prie, intervint-elle, vous ne comprenez pas…

— Il n’y a rien à comprendre. Allez, suivez-moi, dit-il à Henri.

Si seulement le médium pouvait fournir aux policiers un indice même minime qui les aiguillerait sur une piste par exemple le nom de famille d’Agathe.

Lorsque le brigadier referma derrière lui les barreaux de cette cage, Henri se rendit à l’évidence : il avait échoué. Outre atlantique, il venait de perdre sa notoriété et pire, sa crédibilité. Son passé relié à l’histoire des disparues de Valignat lui revint en mémoire, tout recommençait, il en était certain. Il prenait un ticket simple pour l’enfer.

Il essaya en vain de se souvenir des dernières heures de cette soirée, minute après minute, qu’avait bien pu déclencher ce feu ? Qui était Agathe et pourquoi lui sembla-t-elle si familière ? Quel était le lien avec ce village hanté de Val-Jalbert ?