Elodie LOISEL

2018

Jeudi 8 février

16 h 30 — Québec – Canada

Malédiction familiale

1

 

           Le parquet stratifié grinça sous les pas d’Henri quand Béatrice Roy l’invita à s’asseoir sur une chaise de leur salle à manger. Dehors, la fin d’après-midi s’installait doucement et les flocons de neige retombaient en tourbillon sur le sol gelé.

La demeure venait tout juste d’être construite. Une villa moderne dans le quartier nouvellement bâti de Sainte-Foy à Québec. Un magnifique érable doté d’un feuillage flamboyant ornait avec panache l’entrée de leur jardin. Or, depuis quelques semaines et sans aucune explication, il dépérissait. Ses longues branches osseuses s’entortillaient et craquaient à la moindre brise menaçant de tomber sous le poids de ce linceul blanchâtre.

— Je vous le confirme, madame, mes interventions privées sont gratuites. Il est hors de question que la notion de gains interfère quand j’aide les gens.

— Pas une piasse ? répéta-t-elle pour s’assurer d’avoir bien compris.

— Non, pas un sou, sa réponse se termina avec un sourire sincère. Seulement un café, je fais payer mes conférences, mais jamais les personnes dans le besoin. Expliquez-moi votre problème.

Le mari était aussi mince que sa femme était grassouillette. L’un et l’autre ne devaient pas dépasser la quarantaine. L’homme cala sa casquette sous le bras pour serrer la main d’Henri et de Lisa quand il les rejoignit.

— J’ai dévoré votre dernier livre qui traite des malédictions familiales, confia la propriétaire en posant devant ses invités un large plateau laqué noir décoré par de délicates roses.

Elle s’assit devant eux, rapidement imitée par son mari. Celui-ci tapotait nerveusement la cuillère contre sa tasse à café en porcelaine.

— Avez-vous préparé les documents que monsieur Heller vous a demandés ? interrogea Lisa.

Madame Roy souleva la nappe en tissu et transmit vivement à Henri un porte-document rouge.

En l’ouvrant, il découvrit deux arbres généalogiques qui remontaient jusqu’au 18e siècle.

— OK, s’exclama-t-il, parfait, je vous félicite, vous avez bien travaillé.

— Ce n’était pas facile ! reconnut la rondelette madame Roy. Dans la famille de mon mari, on ne peut pas dire qu’ils soient du genre fidèle alors…

Logan rougit, mais ne se justifia aucunement, validant ainsi plusieurs générations de cocus. Henri et Lisa, professionnels, ne relevèrent pas.

— Comment procédez-vous ? demanda-t-elle, à la fois inquiète, mais très attentive.

— C’est très simple, souffla Henri, en se frottant l’œil droit pour soulager une vive brûlure sur la paupière. En enquêtant sérieusement sur vos origines. Puis, on répertorie les évènements marquants : les mariages, les deuils, les naissances… Ce tableau, qui se nomme « génosociogramme », permet d’analyser la « psycho-histoire » des familles et comprendre pourquoi une âme s’attaque à un membre d’un clan et s’acharne ainsi sur plusieurs générations. En vingt ans de carrière, je n’ai jamais eu affaire au même contexte. À présent, Béatrice, m’autorisez-vous à vous appeler Béatrice ?

Son interlocutrice acquiesça d’un mouvement de menton. Il reprit :

— Racontez-moi votre histoire, à vous.

La maman de Carl s’exécuta :

— Dans ma famille, depuis plusieurs générations, le premier né si c’est un garçon meurt dans d’étranges circonstances.

Henri prenait des notes et l’encourageait à continuer.

— Mon grand-père a perdu son frère ainé âgé de 12 ans, ensuite, le frère de mon père est mort-né. Par contre, si c’est une fille comme moi par exemple, je suis la première de cette génération, il n’y a pas de décès.

— Très bien, souffla Henri. Je comprends.

Béatrice poursuivit :

— Notre fils Carl est malade, gravement malade et nous avons tout essayé. Au début, les médecins ont procédé à une multitude d’examens : encéphalogramme, scanner, même une IRM. Ils ont pensé à une tumeur cérébrale. Nous avons été voir un psychiatre recommandé par l’école. Heureusement, il nous a mis hors de cause pour les maltraitances physiques. Vous savez, ils ont failli nous l’enlever, ils nous ont accusés du pire, monsieur Heller. Le psychiatre, ne pouvant poser aucun diagnostic sur les troubles de Carl, nous a orientés vers l’église. Il a pris contact avec le cardinal Laroche qui a appelé un de ses vieux collègues français qui a déjà vu ce genre… elle cherchait ses mots… de phénomènes. Un homme que vous connaissez : Paul Sinelli.

— Oui, c’est un vieil ami de ma grand-mère.

— Trop âgé pour se déplacer, le père Paul nous a conseillé de vous contacter. J’ai hésité et puis j’ai lu vos livres. Je me suis dit que je pouvais tenter de vous envoyer un courriel.

Henri prit la main tremblante de Béatrice et tenta de la rassurer

— Pouvez-vous m’expliquer ses symptômes ?

— Carl a seulement 6 ans. Il est cloué au lit comme prostré. Il a des difficultés pour respirer et depuis deux semaines, sa peau prend une inquiétante couleur grisâtre, son corps est sans cesse parcouru de convulsions sans aucune fièvre.

Monsieur Roy posa une main rassurante sur la cuisse de sa femme. Un flot d’émotions contradictoires la submergeait, elle chercha un mouchoir pour essuyer les larmes amères qui roulaient sur ses joues et ramena ses coudes vers le centre de la table en chuchotant :

— Et puis, pour vous dire la vérité, ce n’est pas tout. (silence pesant) Nous avons un ressenti désagréable quand nous pénétrons dans sa chambre. Une sensation d’étouffement. Elle hésita, il ne semble pas seul. Vous comprenez ?

Logan, à présent rassuré par les explications d’Henri, se laissa aller à la confidence :

— Ici, dans notre propre maison, des choses étranges se passent : les robinets s’ouvrent en pleine nuit, les ampoules clignotent inopinément et l’on a toujours la terrible impression de sentir une présence derrière nous. Et la nuit dernière, j’ai entendu du bruit dans les escaliers comme si quelqu’un s’amusait à monter et descendre les marches à vive allure. Pourtant quand je me suis levé Carl et ma femme dormaient dans leur lit et la porte d’entrée était fermée à clef.

Un bourdonnement omniprésent s’intensifia dans les tympans d’Henri.

— Je suis d’accord, s’inquiéta le médium alors que son sang se glaçait. Il y a quelque chose auprès de votre fils ou devrais-je plutôt dire quelqu’un, quelqu’un de dangereux qui le suit et… qui ne le quitte pas.