Elodie LOISEL

Cinématique

 

« Il y eut la peste, le Sida frappe très fort, mais la connerie humaine a toujours battu tous les records.

On gaspille des millions au nom du progrès.
Mais restera-t-il encore quelqu’un sur terre pour en profiter ? »
IAM

 

1er février 2025 — Miami Beach — 22 h 30

 

            La chanson funk « Act Like you know » de Fat Larry’s Band recouvrait le bruit des vagues. La lune magnifique reflétait sur les flots un sillon nacré. Une brise emportait au loin cette légèreté insouciante.

Sur le boulevard face à l’océan, les feuilles de palmiers bougeaient dans le vent comme si les arbres dansaient en cadence au rythme des notes funky.

Une agréable odeur de grillade s’élevait dans l’air. Les serveurs du restaurant Grove Key avaient installé d’imposants barbecues sur la terrasse et les arômes des tentacules de poulpe à l’ail et les travers de porc sauce curry se mélangeaient délicieusement.

La plage bondée de monde prenait des allures de discothèque à ciel ouvert. De nombreux danseurs s’éclataient au son du dance floor. Le DJ mettait l’ambiance, tandis que les boules à facette accrochées pour l’occasion coloraient la nuit de leurs paillettes psychédéliques.

Au loin, trois jeunes hommes s’amusaient sur leur jet-ski, narguant avec plaisir et dextérité les flots aux nuances saphir.

Légèrement à l’écart, un pélican brun becquetait les crabes qui se cachaient dans les épaisses algues verdâtres recouvertes par les déchets plastiques. Pour éviter la dernière vague, l’oiseau remonta vers le sable sec jusqu’à Kyle. L’adolescent d’une quinzaine d’années finissait sa canette de Red Bull, saveur gingembre, qu’il balança dans l’eau sombre, Eïleen, la fille de ses rêves, assise à côté de lui.

Kyle avait fait sa connaissance deux mois auparavant, ils discutaient de temps à autre lorsqu’ils se croisaient dans le parc ou sur la plage. Mais avant ce soir, il n’avait osé tenter sa chance.

Ces mains étaient moites, sa chemise en lin lui collait à la peau. Il paraissait calme, mais à l’intérieur de lui c’était le chaos total. Il rassembla son courage et se pencha enfin pour l’embrasser. Leurs lèvres se touchèrent pour la première fois. Un premier baiser inoubliable, doux, comme une caresse. Son sang bouillonnait dans ses veines jusqu’à son cœur qui allait exploser.

Kyle passa son bras par-dessus l’épaule d’Eïleen. Elle se blottit contre lui. Les pieds nus du jeune homme s’enfoncèrent dans le sable à peine rafraîchi par le début de la nuit. Quelques vieux mégots traînaient près de ses orteils.

Soudain, une puissante alarme retentit sur la plage et la voix présidentielle s’éleva des haut-parleurs fixés sur les troncs des palmiers. Les paroles de Rhys Cole résonnèrent en direct.

Un vent de panique s’empara de la piste de danse et en une seconde, elle se vida. Les gens se regroupaient devant leurs téléphones. Le DJ baissa la musique.

Kyle sortit le portable trouvé sur un banc au port de Miami. Peu avant 18 heures, il avait rejoint Mike et Billy pour une partie de Laser Game. L’iPhone XIII était en bon état, le jeune homme n’avait pas pensé une seule seconde à le rendre à son propriétaire et simplement interchanger sa carte SIM.

Sur l’écran plat, Rhys Cole trônait derrière son bureau, le visage grave. Et même si de profondes cicatrices d’acné marquaient sa peau, elles ne dissimulaient pas ses joues creusées par une inquiétude visible. Après l’effondrement du gouvernement américain à la suite de la crise économique et sanitaire du COVID-19 et le krach boursier qui s’ensuivit, la destitution de l’ancien président s’avérait inévitable. Il fallait à la tête du pays une personne sans état d’âme, menant une politique d’austérité d’une main de fer.

Pour mener à bien son programme, le gouvernement imposait une forme de dictature déguisée. Celle-ci consistait à emprisonner, faire disparaître ou simplement exécuter ses opposants. La réputation impitoyable de Rhys Cole le précédait : c’était un chef d’État qui n’hésitait pas à faire appel à l’armée quand la situation l’exigeait. Aucun président des États-Unis, voire de n’importe quelle démocratie, n’avait eu autant de pouvoir que lui.

À présent, devant la caméra, il s’exprimait d’une voix claire et distincte :

« … nous faisons face à de nombreuses catastrophes. D’une part, la situation économique, suite au confinement de l’épidémie du COVID-19, s’est dégradée à l’extrême pour tous les pays du monde. Et d’autre part, la pénurie d’eau et le manque de nourriture s’aggravent de jour en jour. Si nous n’agissons pas, le monde tel que nous le connaissons va disparaître.

Eïleen effleura la cuisse de Kyle quand elle se rapprocha pour écouter le discours, les reflets de sa bague en argent s’agitaient sur le sable sombre.

Le chef d’État continuait, ses paroles se répercutaient à la fois dans les haut-parleurs et sur le portable de Kyle :

Nous vivons une catastrophe sans précédent. Les ouragans, les tempêtes, les tremblements de terre se multiplient. La montée des eaux dans les îles du Pacifique et en Asie, et la vague de froid en Europe à cause du dérèglement du Gulf Stream sont autant de signaux d’alarme que nous n’avons pas su écouter.

Le président remonta légèrement son micro et continua :

            La nature n’est plus capable d’absorber le CO2 que l’homme génère par son industrialisation à outrance. Dans les grands fonds marins, une bombe à retardement se forme et nous sommes restés aveugles face à ce cataclysme. Une partie de la couche de méthane enfouie dans l’Atlantique depuis des millénaires a entamé sa phase de décongélation. Ce désastre va accélérer le réchauffement climatique, mais aussi provoquer la disparition de toute la faune et la flore de l’Atlantique contaminant à son tour l’ensemble des océans et des mers de la planète.

Il marqua une pause.

Ce ne sera alors que le début, le début d’un processus de fin. Si le méthane se libère, l’être humain cessera d’exister d’ici quelques mois à peine, peut-être moins. Nous allons payer pour les conséquences désastreuses de l’inconscience collective des générations précédentes, mais aussi de notre comportement en tant que citoyens de la terre. Je tiens à ajouter que nous en sommes tous responsables.

Des gouttes de sueur perlaient sur son front, Rhys Cole passa l’index entre le col de sa chemise et la peau de son cou, il desserra sa cravate bleue :

Il est temps à présent de prendre nos responsabilités. Lors du G193 qui s’est tenu à Washington le 28 novembre dernier, sous ma présidence, tous les pays du monde ont signé un nouvel accord pour enrayer la plus importante catastrophe de tous les temps — un accord qui a jusqu’à présent été tenu secret.

Il reprit sa respiration.

Les chefs d’État ont décidé d’exterminer une partie de leur population pour sauver, je dis bien sauver l’autre moitié.

Sa voix chancela puis il toussa et poursuivit :

Cette solution s’avère inévitable vu la diminution évidente des ressources terrestres et du manque d’eau constatés ces dernières années.

La panique s’installa rapidement dans l’assemblée face à cette nouvelle aussi inattendue que terrible. Kyle ressentit une vive brûlure sur le haut de son bras. Il observa celui d’Eïleen.

Sur la peau douce de sa petite amie, quatre losanges en relief se formaient. Les figures géométriques étaient quelque peu dissimulées par la bretelle mal ajustée de son débardeur blanc qui retombait sur son épaule.

À Coconut Grove, on entendait encore le trio de jets-skieurs qui virevoltaient comme des fous sur les vagues. Ignorant le séisme qui se déroulait à dix mètres d’eux sur la plage et dans le monde entier.

Le bip de la Rolex de Rhys Cole retentit dans le bureau ovale. Cette sonorité à peine audible marquait pourtant la fin du monde. L’ambiance bascula aussitôt. Des pleurs se multiplièrent dans la foule :

Tous les habitants de la Terre se soumettront à la principale règle de THE LAST GAME : Tuer pour survivre. Sachez que je ne me pardonnerai jamais cette décision, mais lorsque je regarderai mes petits enfants pour leur expliquer cet acte terrible, je répondrai, comme à vous aujourd’hui : nous n’avions pas le choix.

Puis, l’air toujours aussi grave, le chef d’État s’empara d’une feuille posée sur son bureau et lut d’une voix haute et distincte les instructions suivantes :

Les règles de THE LAST GAME sont simples. Cinquante pour cent de la population terrestre doit périr pour sauver l’autre moitié. L’argent n’a plus aucune valeur. Dans les prochaines minutes, l’électricité sera coupée. Les satellites qui permettent le réseau cellulaire et Internet seront déconnectés hormis celui de THE LAST GAME. Il n’y aura plus d’essence dans les stations-service, plus d’eau courante au robinet. Les habitations et les commerces seront dévalisés par mes Sentinelles. Les Sentinelles sont à présent les maîtres du jeu, ils obligeront les Joueurs à suivre les règles imposées par THE LAST GAME.

Rhys Cole poursuivit :

Il y a deux mois, nous avons créé une campagne de vaccination contre la COVID-19 variant B. La majorité de la population s’est fait vacciner pour lutter contre la propagation de cette nouvelle épidémie. Ces vaccins sont en réalité un subterfuge. Il s’agit d’une puce implantée sous votre peau. Ces puces vont se colorer d’ici quelques secondes. Certains d’entre vous seront Violets, d’autres Jaunes. Les membres d’une même famille ont la même couleur. Vous êtes Jaune, vous devrez tuer un Violet. Vous êtes Violet, il faudra tuer un Jaune.

Il posa la feuille sur son bureau et fixa la caméra :

Les rares cas qui n’ont pas été vaccinés seront traqués et éliminés par les Sentinelles. Pour les autres, un texto vient de vous être envoyé.

Kyle, les mains tremblantes, examina son téléphone portable : un SMS apparu qu’il ne prit pas le temps d’ouvrir. Il continuait de suivre avec attention le discours horrifiant du président des États-Unis.

Pour survivre, vous devrez télécharger l’application THE LAST GAME. À partir de maintenant, chaque citoyen du monde, qu’il soit Américain, Européen, Canadien, Australien… possède un compteur de points sur son vaccin. Ces points ont été calculés en fonction de plusieurs critères : l’âge, les capacités physiques et les performances des différents individus. Grâce à l’application THE LAST GAME, vous pourrez scanner vos victimes ; avec le total des points récoltés, vous gagnerez en échange de la nourriture et de l’eau potable. Ce dont vous aurez besoin se trouvera dans des boutiques que nous appellerons à présent des Cash Shop. Ils sont indiqués sur la carte THE LAST GAME. Plus vous éliminerez d’êtres humains, plus vous augmenterez vos chances de survie.

Autour de Kyle et Eïleen, des personnes de plus en plus incrédules écoutaient toujours attentivement. Leurs têtes oscillaient entre l’image de ce psychopathe et le texto qu’ils venaient de recevoir.

Cette tuerie s’arrêtera quand nous aurons atteint le nombre fatidique de survivants en adéquation avec les ressources de la planète. Il répéta :

THE LAST GAME récompensera les premiers tueurs par des postes importants. Deux choix s’offrent à vous à présent : tuer ou mourir. Que la partie commence ! »

Il écarta le col de sa chemise pour récupérer une clé pendue à son cou. Il l’inséra dans un boitier rouge posé sur son bureau. Il tourna la clé et enclencha un bouton. Une puissante alarme retentit, l’écran du téléphone de Kyle se noircit puis des chiffres apparurent :

 

Population Miami : 453 579

Population à éliminer : 226 789

Morts : 0

 

Kyle dévisagea Eïleen, quatre losanges marquaient le haut du bras de sa petite amie, leurs reflets jaunes clignotaient. Il jeta un œil vers les siens… violets. Ils se fixèrent durant de longues secondes. Ils n’allaient pas s’entretuer, c’était complètement fou, non impossible, ce n’était qu’une fake news, une intox, c’était stupide de croire que l’humanité allait se déchirer en deux.

Mais au moment où certains commençaient à penser à une blague, un silence inquiétant se propagea sur l’océan. Kyle tourna le regard vers le large.

Les jets-skieurs avaient coupé les moteurs de leurs engins. Les mains au-dessus de leur tête, ils dérivaient. Face à eux, un groupe armé les menaçait depuis une luxueuse vedette. Cinq secondes plus tard, les étrangers faisaient feu et trois corps basculaient dans l’eau obscure.

La scène qui suivit fut apocalyptique, un mouvement de panique d’une ampleur colossale s’empara de l’assemblée. Tout le monde hurlait et courait dans tous les sens pour s’éloigner rapidement.

La troupe d’une vingtaine de Sentinelles venait d’accoster et remontait la plage d’un pas décidé. Une seconde équipe de plus de cinquante hommes encercla Coconut Grove. Ils pointaient leur mitraillette vers la foule ahurie. Les Violets, comme les Jaunes étaient pris au piège. Une voix masculine s’éleva dans un haut-parleur alors que le silence se fit :

— David, nous savons que tu te caches ici, rends-toi.

Les Sentinelles se frayaient un chemin parmi les témoins apeurés, l’un d’eux portait une tablette, sur l’écran la plage était représentée en 3 D. Le nom des personnes présentes était signalé. Le garde se dirigea vers Kyle et le pointa du doigt :

— Cible trouvée, attrapez-le.

Deux Sentinelles empoignèrent Kyle. Ewan Ortiz, leur chef, leva brusquement la tête du jeune homme.

— Merde ! hurla-t-il en balançant le haut-parleur sur le sable. Ce n’est pas lui. Merde ! jura-t-il une nouvelle fois.

Puis, il s’adressa à Kyle.

— Où est-il ?

— J’ignore de qui vous parlez, bégaya l’adolescent.

— David, où est-il ? s’énerva son interlocuteur.

Kyle tremblait, Ewan le frappa violemment à l’estomac et lui arracha le portable des mains.

— Ne te fous pas de ma gueule ! C’est son téléphone ! Où est David ? Raconte ce que tu sais, où je lui explose la cervelle, Ewan Ortiz pointa son arme sur Eïleen qui sanglotait.

— Ne lui faites pas de mal, dit Kyle en se redressant avec difficulté. Je ne connais pas David, je vous le jure. J’ai trouvé ce portable sur un banc au port de Miami près de l’entrepôt 5 C. Je vous en prie, croyez-moi.

Ewan desserra sa cravate, il respira lentement, les gens autour de lui le regardaient, apeurés, attentifs à ses moindres gestes.

Il poursuivit :

— Tu nous as fait perdre un temps précieux.

Ewan leva son flingue et abattit Eïleen d’une balle dans la tête. Sidéré, Kyle sursauta quand la détonation retentit. Un filet de sang coula des lèvres de la jeune fille. Puis, elle s’effondra sur le sable. Des hurlements explosèrent autour d’eux et la voix du tireur se fit plus forte encore.

— Je vous offre 10 secondes pour vous échapper.

Devant ces regards médusés, il se mit à crier.

— 1-2-3 !

La panique s’installa à Coconut Grove et une marée humaine remonta la plage. Les proies se poussaient, se piétinaient pour accéder à la route. Kyle ne cherchait pas à fuir, il embrassait le cadavre d’Eïleen en sanglotant.

Ewan fit un signe aux Sentinelles, ils armèrent leur mitraillette et tirèrent sur tout le monde.

Kyle leva une dernière fois les yeux vers le ciel alors qu’une balle transperça sa peau, son sang s’épanchait sur le portable qui vibrait. L’écran venait de s’allumer avec l’indication de l’appel entrant « maman ».