Elodie LOISEL

Cinématique

 

« Qu’on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps

d’avoir à choisir un camp » JJ Goldman

1er février 2025 – Times Square – 22 h

 

En plein cœur de Manhattan, la ville qui ne dort jamais, les différentes enseignes publicitaires éblouissaient le boulevard de Times Square. Les affiches des dernières comédies musicales de Broadway rivalisaient d’éclat. Les néons lumineux, les bruits de la foule et une ambiance survoltée se dégageaient de cet instant unique.

Les étoiles et la lune disparaissaient derrière les lourds nuages obscurs. Un vent polaire soufflait entre les imposants gratte-ciels, tandis que d’épais flocons de neige tombaient en crachat sur les badauds et mouraient en s’écrasant le bitume.

Aujourd’hui, 1er février 2025, 193 présidents représentant chacun leur pays respectif avaient signé l’accord de Washington. Ces chefs d’État devaient faire une annonce historique et en simultané à leurs concitoyens. Cet accord sur le climat consistait à trouver des solutions pour lutter contre le réchauffement climatique.

À Times Square, les New-Yorkais avaient organisé cet événement à la hauteur de son importance. Un écran géant transmettait en direct cette annonce.

Plusieurs vendeurs de hot-dogs avaient flairé le bon filon et ainsi posté leurs food trucks au point de rendez-vous.

Emma, une jeune Américaine de 20 ans demandait au commerçant du Nathisis Hot-Dog une dose supplémentaire de moutarde. Elle retira l’une de ses moufles en mordant dedans, le bout de ses doigts était gelé, elle les frictionna et récupéra pour son amie Beth un bretzel recouvert de morceaux de bacon. Elle se fraya ensuite un chemin dans cette foule opaque pour la retrouver.

Beth lui tendit un tee-shirt I New York qu’elle venait d’acheter chez le marchand d’à côté, et remit un billet de 10 dollars dans la poche de son manteau beige. Le vendeur pakistanais lui avait fait un bon prix.

Emma enleva de chaque côté de ses oreilles le fil qui retenait le masque chirurgical protégeant sa bouche et croqua dans le hot-dog — la moutarde avait un goût dégueulasse — elle grimaça et s’essuya les lèvres.

Emma et Beth débarquaient à New York pour la première fois. Toutes deux originaires du Missouri, elles avaient économisé pendant trois mois pour s’offrir le voyage. Cette annonce historique leur tenait à cœur. Amies depuis 10 ans, elles avaient crée #sauvezlaplanete pour organiser des actions et des marches pour le climat. Beth jeta un œil son portable pour vérifier l’heure. Elle ne s’était pas rendue compte qu’elle avait reçu un texto depuis plusieurs heures :

— Mince, Hailey ne peut pas venir ce soir, son père l’a punie.

— Quel dommage ! soupira Emma.

Hailey Davis était l’un des membres les plus actifs de leur collectif et les copines se faisaient une joie de la rencontrer enfin.

— On va faire un selfie et lui envoyer.

Elles fixèrent l’objectif et firent leur plus beau sourire.

Au même moment, une centaine de manifestants redescendaient la 44e rue, brandissant des pancartes où on lisait : « Vaccins contre la COVID-19 variant B = intox… » et « Citoyens, réveillez-vous ! … ».

Les policiers tentaient de maintenir le calme. Ils procédaient déjà à des arrestations quand le discours du Président des États-Unis débuta dans une atmosphère déchaînée.

Rhys Cole fixait la caméra. Son regard grave portait une extrême attention à son allocution. Il s’exprimait d’une voix charismatique. Au fil de ses paroles, un silence s’établit progressivement dans les rues bondées de Times Square :

« Chers concitoyens, depuis novembre 2019, nous faisons face à de nombreuses catastrophes. D’une part, la situation économique, à la suite du confinement de l’épidémie de la COVID-19, s’est dégradée à l’extrême pour tous les pays du monde. Et d’autre part, la pénurie d’eau et le manque de nourriture s’aggravent de jour en jour. Si nous n’agissons pas, le monde tel que nous le connaissons va disparaître.

Un murmure général parcourut l’assemblée créant rapidement une tension inattendue.

Nous vivons une catastrophe sans précédent. Les ouragans, les tempêtes, les tremblements de terre se multiplient. La montée des eaux dans les îles du Pacifique et en Asie, les vagues de froid en Europe à cause du dérèglement du Gulf Stream sont autant de signaux d’alarme que nous n’avons pas écoutés.

Beth passa une main sur son bras gauche, le vaccin contre la COVID-19 variant B qu’elle avait fait avant son départ du Missouri la démangeait.

Les mots du chef de l’état se répercutaient sur les immeubles recouverts d’une fine couche de neige sale :

La nature n’est plus capable d’absorber le CO2 que l’homme génère par l’industrialisation à outrance. Dans les fonds marins, une bombe à retardement se forme et nous sommes restés aveugles face à ce cataclysme. Une partie de la couche de méthane enfouie dans l’Atlantique depuis des millénaires a entamé sa phase de décongélation. Ce désastre va accélérer le réchauffement climatique, mais aussi provoquer la disparition de toute la faune et la flore de l’Atlantique contaminant à son tour l’ensemble des océans et des mers de la planète.

Il marqua une pause avant de continuer :

Ce ne sera alors que le début, le début d’un processus de fin. Si le méthane se libère, l’être humain cessera d’exister d’ici quelques mois à peine, peut-être moins. Nous allons payer pour les conséquences désastreuses de l’inconscience collective des générations précédentes, mais aussi de notre comportement en tant que citoyens de la terre. Je tiens à ajouter que nous en sommes tous responsables.

Le président haussa le ton sur cette dernière phrase, il passa l’index entre le col de sa chemise et la peau de son cou, il desserra sa cravate bleue en soie, en poursuivant :

Il est temps aujourd’hui de prendre nos responsabilités. Lors du G193 qui s’est tenu à Washington le 28 novembre dernier, sous ma présidence, tous les pays du monde ont signé un nouvel accord pour enrayer la plus importante catastrophe de tous les temps — un accord qui a jusqu’à présent été tenu secret.

Des sillons se creusèrent sur son front :

Les chefs d’État ont donc décidé d’exterminer une partie de leur population pour sauver, je dis bien sauver, l’autre moitié.

Sa voix chancela une seconde, puis il toussa pour retrouver un timbre grave adapté à ses propos :

Cette solution s’avère inévitable vu la diminution évidente des ressources terrestres et du manque d’eau constatés ces dernières années.

Le bip de sa Rolex retentit dans le bureau ovale. Cette sonorité à peine audible marquait pourtant la fin de l’ordre établi.

Tous les habitants de la Terre se soumettront à la principale règle de THE LAST GAME : Tuer pour survivre. Sachez que je ne me pardonnerai jamais cette décision, mais lorsque je regarderai mes petits enfants pour leur expliquer cet acte terrible, je répondrai, comme à vous aujourd’hui : nous n’avions pas le choix.

Puis, l’air toujours aussi sévère, le chef d’État s’empara d’une feuille posée sur son bureau et lut d’une voix haute et distincte les instructions suivantes :

Les règles de THE LAST GAME sont simples. Cinquante pour cent de la population terrestre doit périr pour sauver l’autre moitié. L’argent n’a plus aucune valeur. Dans les prochaines minutes, l’électricité sera coupée. Les satellites qui permettent le réseau cellulaire et Internet seront déconnectés hormis celui de THE LAST GAME. Il n’y aura plus d’essence dans les stations-service, plus d’eau courante au robinet. Les habitations et les commerces seront dévalisés par mes Sentinelles pour récupérer et stocker toutes les denrées alimentaires. Les Sentinelles sont à présent les maîtres du jeu, ils obligeront les Joueurs à suivre les règles imposées par THE LAST GAME.

Rhys Cole poursuivit :

Il y a deux mois, nous avons créé une campagne de vaccination contre la COVID-19 variant B. La majorité de la population s’est fait vacciner pour lutter contre la propagation de cette épidémie. Ces vaccins sont en réalité un subterfuge. Il s’agit d’une puce implantée sous votre peau. Ces puces vont se colorer d’ici quelques secondes. Certains d’entre vous seront Violets, d’autres Jaunes. Les membres d’une même famille ont la même couleur. Vous êtes Jaune, vous devrez tuer un Violet. Vous êtes Violet, il faudra tuer un Jaune.

Il posa la feuille sur son bureau, et fixa la caméra :

Les rares cas qui n’ont pas été vaccinés seront traqués et éliminés par les Sentinelles. Pour les autres, un texto vient de vous être envoyé.

À Times Square, le public restait abasourdi. Personne n’osait parler, tout le monde se dévisageait. Emma et Beth pensèrent aussitôt à une blague, mais une seconde plus tard des sonneries familières se firent entendre. D’un même élan, elles sortirent leur téléphone portable. Ses dires se confirmaient, elles recevaient un SMS intitulé THE LAST GAME.

Pour survivre, vous devrez télécharger l’application THE LAST GAME. À partir de maintenant, chaque citoyen du monde, qu’il soit Américain, Européen, Canadien, Australien… peu importe sa nationalité, possède un compteur de points implanté à la place de votre vaccin. Ces points ont été calculés en fonction de plusieurs critères : l’âge, les capacités physiques et les performances des différents individus. Grâce à l’application THE LAST GAME, vous pourrez scanner vos victimes ; avec le total des points récoltés, vous gagnerez en échange de la nourriture et de l’eau potable. Ce dont vous aurez besoin se trouvera dans des boutiques que nous appellerons à présent des Cash Shop. Ils sont indiqués sur la carte THE LAST GAME. Plus vous éliminerez d’êtres humains, plus vous augmenterez vos chances de survie.

Cette tuerie s’arrêtera quand nous aurons atteint le nombre fatidique de survivants en adéquation avec les ressources de la planète.

THE LAST GAME récompensera les premiers tueurs par des postes importants. Deux choix s’offrent à vous à présent : tuer ou mourir. Que la partie commence ! »

Le public perplexe écoutait toujours ce flux d’informations. Des murmures inquiets s’élevaient de la foule. Quelle est cette partie dont il parle ? Quel est ce jeu ? Le président américain a-t-il totalement perdu la raison ?

Rhys Cole écarta le col de sa chemise pour récupérer une clé pendue à son cou. Il l’inséra dans un boitier rouge posé sur son bureau. Il tourna la clé et enclencha un bouton. Une puissante alarme retentit, l’écran géant de Times Square se noircit puis des chiffres apparurent :

 

Population Manhattan : 1 665 000

Population à éliminer : 832 500

Morts : 0

 

Emma jeta son hot-dog au sol avec l’emballage cartonné recouvert de moutarde. Malgré le froid, elle enleva son manteau acheté la veille chez ROSS. Des larmes jaillissaient de ses yeux et une terrible panique commença à la gagner. À ses côtés, Beth l’imita, tout aussi choquée.

Sur l’épaule des provinciales deux couleurs différentes : Emma Jaune, Beth Violet. Elles se toisèrent avec effroi, cependant, il était clair que jamais elles ne pourraient se faire de mal et encore moins s’entretuer. Dix ans d’amitié ne s’effacent pas en un claquement de doigts.

À ce moment précis, l’ensemble des néons et des lampadaires s’éteignit, et l’obscurité, la vraie, se répandit dans tout Manhattan. La peur se propagea comme une trainée de poudre parmi les habitants et les touristes. Les gens s’épiaient, tétanisés. Personne n’osait bouger, cette histoire était complètement ridicule, certainement une intox de mauvais goût.

Des hurlements déchirèrent la nuit et une marée humaine envahit la place, chacun voulant se réfugier à l’abri le plus vite possible. Emma tentait désespérément de résister au mouvement de foule qui l’éloignait de son amie, elles s’agrippèrent fermement les mains.

Brusquement, des centaines de Sentinelles armées bloquèrent toutes les rues. Vêtus d’une combinaison futuriste noire, ils braquèrent leurs armes vers l’assemblée.

La barrière du commando d’élite stoppa le flot d’individus hystériques. Stratégiquement postés devant chaque entrée de Times Square, les maîtres du jeu formaient un mur infranchissable. Pour l’instant, ils patientaient sans attaquer.

Un puissant vacarme attira l’attention des jeunes filles, cinq hélicoptères tournoyaient au-dessus de leur tête, la lumière de leurs feux de sécurité clignotait dans le ciel obscur.

Une vingtaine de caisses en métal furent larguées au-dessus de la foule. À une dizaine de mètres avant d’atterrir, les parachutes se déclenchèrent et amortirent la chute.

Sur le dessus de chacune d’elles, un compte à rebours, des chiffres rouges défilaient à vive allure tandis que les Violets comme les Jaunes pensant à des bombes se jetèrent au sol. Le silence… 5, 4, 3, 2, 1, 0. Au lieu d’exploser, elles s’ouvrirent dans un bruit fracassant. Il s’agissait en réalité d’une distribution d’armes. Sans réfléchir, Emma et Beth se relevèrent d’un bond, sacrifiant leurs idéaux pacifistes. Elles se précipitèrent vers la caisse la plus proche. Elles jouaient des coudes n’hésitant pas à piétiner les plus faibles restés à terre.

Emma poussa sans ménagement un garçonnet de cinq ans séparé de sa famille. En se faufilant, elle récupéra vivement un semi-automatique. Les premiers coups de feu retentissaient déjà parmi eux. La scène festive cinq minutes auparavant devenait à présent le théâtre d’une guerre civile qui commençait à peine.

Beth arracha avec force un fusil à pompe des mains d’une vieille dame. Soudain, une balle siffla à son oreille et blessa un homme derrière elle.

Au milieu de cette guérilla urbaine, les deux amies se dévisagèrent, hésitantes.

Un inconnu d’une vingtaine d’années braqua sa mitraillette sur Beth, son tatouage de couleur jaune clignotait. Elles enclenchèrent le mécanisme de leur arme, pour le menacer. Leur assaillant s’adressa à Emma :

— Seul compte à présent la couleur de ton tatouage.

Apeurée, Emma changea de camp. Elle pointait maintenant le canon sur Beth.

— Je suis désolée, gémit-elle. Ses doigts tremblants actionnèrent le chargeur de munitions et déverrouillèrent le cran de sécurité.

Beth, trahie, fixait son amie d’enfance d’un regard rempli de stupeur. Avec une rapidité déconcertante, elle poussa son unique cartouche dans la culasse du fusil à pompe et dans un bruit sourd bascula la garde. Beth tira la première, Emma reçut une balle au centre du front.

Son corps frêle s’effondra sur l’asphalte glacé. Un filet de sang dégoulinait au coin de ses lèvres.

Le jaune arma la gâchette. Beth tenta de s’enfuir, mais elle était prise au piège. Le tumulte des New-Yorkais affolés se refermait comme un étau. Avant qu’elle ne puisse s’échapper, elle ressentit une fulgurante douleur en bas du ventre et une autre à la jambe, elle s’écroula au sol.

Ses yeux révulsés regardèrent une dernière fois en direction de l’écran géant, le seul visible dans la noirceur absolue de ce 1er jour de février 2025. À côté de « Population éliminée », le nombre 265 clignota. Elle ne vit pas le n° 266. Son cœur venait de s’arrêter de battre. Son assassin s’agenouilla et sortit son téléphone portable, il scanna les points de sa victime :

Beth Winthrop, 20 ans, morte, 19 points